Vie de chien
Je suis étendu à l'ombre sur la terrasse, c'est l'heure de la sieste... Il faut dire qu'il fait chaud, et aussi, que je suis moins actif qu'avant... Que voulez-vous, je suis vieux maintenant, j'ai bientôt 14 ans, ce qui équivaut à 95 de vos années à vous, les humains... Alors, comme j'ai de plus en plus de difficultés à me déplacer, je reste couché, et je dors, je rêve, je me souviens...
Je suis un labrador beige, né le 4 novembre 1991, en Touraine, très loin d'ici… J'ai vécu mes premières semaines avec mes frères et sœurs, dans un élevage canin… Par un froid après-midi de fin décembre, l'éleveur nous a fait sortir de la cabane où nous dormions pour aller dans l'enclos… Nous nous sommes serrés les uns contre les autres, petites boules de poils beiges… Et c'est alors que je les ai vus, "Eux"… "Lui", et "Elle"… Ils nous regardaient, l'air attendri, puis "Lui" a brusquement décidé, me pointant du doigt : "C'est celui-là que je veux, il a l'air plus costaud que les autres !". L'éleveur m'a alors enlevé à mes frères et sœurs, pour me mettre dans ses bras, à "Elle", pendant que "Lui" se chargeait de prendre mes "papiers d'identité" et de régler les diverses formalités. Il fallut me trouver un nom, nous étions l'année des "G", et "Lui" pensait que j'allais être un athlète. Ils m'ont donc baptisé Goliath… Dans la voiture qui m'emportait vers l'inconnu, je n'étais pas très rassuré. Mais "Elle" me tenait dans ses bras, me caressait, me parlait doucement. Elle portait une veste de fourrure qui me rappela lointainement le pelage de ma mère, alors je mis mon nez dans son cou, contre la fourrure, et j'attendis…
Nous arrivâmes en ville, dans un immeuble, et on me monta dans un appartement où on m'examina sous toutes les coutures… "On", c'étaient les deux enfants, et la mère de "Elle"… Cette dernière, méfiante, asséna immédiatement qu'un chiot, si mignon soit-il, ça fait pipi partout, et que son appartement étant presque entièrement moquetté, il me faudrait passer ma nuit dans la cuisine, seule pièce carrelée… Ça commençait mal… On m'y enferma pendant le repas, pour ne pas que je risque de m'oublier n'importe où… Je hurlais mon désespoir, de me retrouver ainsi seul… La petite fille pleurait, et disait que quand on aime les animaux, on ne les traite pas comme ça… Mais la grand-mère fut intraitable, je n'eus pas le droit d'assister à leur repas. Je trouverais bien à me venger un jour ou l'autre…
"Elle" qui, l'air de rien, avait souffert de me voir ainsi isolé, décida que j'allais certainement pleurer toute la nuit si on m'enfermait encore ainsi, et que j'allais réveiller l'immeuble. Il fut donc entendu (pour ménager le voisinage) qu'Elle passerait sa nuit sur le canapé du salon, moi sur son ventre… Ce fut donc ma première nuit loin des miens, dans ma nouvelle famille… Je fus très sage, et de temps en temps, quand je voyais s'allumer la lumière du couloir (sa mère, à Elle, venait voir si tout se passait bien), le levais la tête et dardais sur la visiteuse mes yeux noirs comme des boutons de bottine.
Le lendemain matin, branle-bas de combat dans l'appartement, on trimballait des valises, et je compris que je n'allais pas rester dans cet endroit somme toute assez inhospitalier, puisque je ne pouvais pas aller où je voulais. Je fis mon pipi dans la cuisine, et toc ! Puis, au moment du départ, alors qu'Elle m'avait quitté des yeux pour chercher un sac quelconque, j'en profitai pour aller me planter au beau milieu du tapis chinois, dans le salon, pour y faire encore un petit pipi. Non mais ! "Elle" m'attrapa, me sortit vite de l'appartement, me fit descendre par l'ascenseur, et embrassa sa mère qui était venue assister au départ de la famille au pied de l'immeuble…
Mon forfait (du moins celui-là) allait passer inaperçu, et la grand-mère n'apprit que bien des années plus tard que le tapis chinois auquel elle tenait tant avait été prestement baptisé… Mais il y avait prescription, et je la vis même en rire… Par contre, ce dont elle se rendit compte rapidement, en voulant enfiler ses baskets entreposées dans le débarras attenant à la cuisine, c'est que j'y avait déposé, bien au fond, bien cachée, une jolie petite crotte. Voilà mon cadeau pour m'avoir obligé à rester seul à la cuisine !
Le voyage vers ma nouvelle destination fut long, presque toute la journée, avec seulement quelques arrêts pour me permettre de faire mes besoins et me nourrir… Un chiot, ça doit manger plusieurs fois par jour, et j'entendais bien qu'on ne l'oubliât point ! En fin d'après-midi, nous arrivâmes enfin dans ce que je compris être ma maison… Ouf ! Du carrelage partout ! Du moins en bas, parce que je me rendis vite compte qu'il y avait des escaliers qui me paraissaient immenses… Mais où cela menait-il ? Les enfants montaient et descendaient, mais pour l'instant j'était trop occupé à découvrir mon nouveau territoire pour m'intéresser vraiment à ce qui se passait à l'étage… De plus il y avait un jardin ! Je sentais que j'allais être bien ici… Je furetais partout, "Elle" rangeait les affaires, et "Lui" avait disparu… Mais il revint bientôt, accompagné -Horreur !- d'un monstre roux, hirsute, bondissant et aboyant à tort et à travers… Toute la maisonnée lui prodigua force caresses et autres démonstrations d'affection… C'est pas vrai ! J'allais devoir vivre avec cette tornade flamboyante ! D'ailleurs, il n'eut pas l'air ravi non plus de s'apercevoir de ma présence… Il me regarda de loin, et tourna dédaigneusement la tête… Après tout, il était chez lui, et je n'étais qu'un intrus…
Au bout de quelques minutes, le temps pour lui de se calmer, et pour les autres d'arrêter de s'extasier sur ses mérites (je me demandais ce qu'ils pouvaient bien lui trouver !), je décidai de tenter une approche prudente. Pendant qu'il me tournait le dos, je vins doucement le renifler… Il se retourna en grognant, et je courus affolé me réfugier derrière ses jambes à "Elle". Cela dura deux ou trois jours, pendant lesquels il ne me laissa pas l'approcher… Mais je suis têtu, et je parvins à mes fins… Il m'accepta, à la condition expresse de rester le "chef", ce que je lui concédai bien volontiers, tout au long de notre vie commune.
Nous sommes très vite devenus les meilleurs amis du monde : il s'appelait Porthos, mais il fallait le deviner, parce que dans cette famille, on vous donne des surnoms en veux-tu en voilà… Mais bon, c'est preuve qu'on nous aime. Porthos était un Berger Picard, qui avait été abandonné encore tout jeune, et qu'Ils avaient trouvé, errant sur la route, un dimanche au cours d'une promenade… "Ils" l'avaient aussitôt adopté, et l'ami Porthos ne s'en plaignait pas. Il m'apprit que "la maison était bonne", la gamelle toujours pleine, avec toujours de petits "bonus" de nourriture par-ci par-là, et des caresses à revendre… Il me mit au courant des habitudes de la famille, des traits de caractère de chacun. J'appris que "Lui" était un calme, jamais en colère, à l'inverse de "Elle", qui entrait en éruption sans crier gare et se mettait à hurler… Porthos me conseilla, dans ce cas, de me coucher sous la table pendant quelques minutes, le temps que l'orage passe, en attendant le retour des câlineries… Effectivement, j'ai vite compris que le fait d'aller décrocher le linge qui séchait pour aller le déchiqueter sous les arbres n'était pas très apprécié, de même que lacérer les canapés de cuir ou mordiller les barreaux de chaise… J'ai aussi appris à ne pas marcher sur le sol mouillé quand "Elle" fait le ménage… Porthos, lui, était "rôdé" depuis longtemps, et quand je me faisais houspiller, il restait tranquille sur sa couverture, en me chuchotant "Je te l'avais bien dit…".
La première nuit, dans ma nouvelle maison, je n'ai pas compris pourquoi ils montaient tous à l'étage… Porthos, qui m'ignorait encore superbement, ne daigna pas m'avertir que nous dormions en bas, mais que leurs chambres, à Eux, étaient au premier. Je me suis donc senti de nouveau abandonné, comme dans la cuisine, là-bas, et j'ai commencé à pleurer. "Elle" est descendue une ou deux fois pour me remettre dans ma caisse… Je me suis calmé, mais vers 5h du matin, "Elle" s'est réveillée en entendant pleurnicher à sa porte : elle a ouvert et m'a trouvé là, assis, la regardant d'un air malheureux… J'étais parvenu à monter seul toutes ces marches tellement hautes, et à trouver le chemin de sa chambre… Elle n'a pas eu le cœur de me renvoyer, et j'ai terminé la nuit dans ses bras… Eh oui Messieurs, c'est comme ça quand on sait y faire !
Quelques semaines après mon arrivée dans la famille, il a fallu me conduire chez le vétérinaire pour le rappel de mon vaccin… Nous étions en janvier, il faisait gris et froid ce jour-là… Le bonhomme (pas sympa, celui-là) m'a fait ma piqûre, et comme "Elle" se plaignait de la mauvaise odeur que j'avais ramenée de mon élevage d'origine, il lui conseilla de me laver immédiatement, assurant que je ne craignais rien… Sale type ! Ni une ni deux en rentrant à la maison, "Elle" m'a mis dans la baignoire et m'a douché (à l'eau tiède hein, quand même !), shampouiné, et frictionné dans une grande serviette. J'ai détesté ! Et quand elle a mis en marche un appareil qui faisait un bruit d'enfer et soufflait de l'air chaud, je me suis tellement débattu qu'elle a déclaré forfait… Les enfants rigolaient. "Elle" s'est dit que j'étais un Labrador, donc une race habituée à vivre dans l'eau et dans le froid, et que ça n'aurait pas d'incidence… Quelques minutes plus tard, alors qu'elle préparait le repas, elle m'a vu passer et entrer dans la lingerie… Craignant une bêtise, elle est vite venue voir ce que je mijotais, mais elle m'a trouvé, tremblant, dans la panière à linge sale : la combinaison du vaccin et de la douche m'avait été fatale, et je grelottais de fièvre… Branle-bas de combat ! Les enfants on couru rechercher le sèche-cheveux, je me suis laissé réchauffer de son air, on m'a enveloppé dans une grande serviette chaude, et on m'a laissé me reposer… Une heure après, je suis sorti fringant, j'étais propre, en forme, mais… j'ai gardé de cette expérience une aversion pour l'eau qui ne m'a jamais quitté ! Je me suis toujours bien gardé de me baigner dans leur piscine ! D'ailleurs ils en étaient contents, ils n'auraient pas aimé voir mes poils flotter autour d'eux pendant qu'ils barbotaient… Quand il pleut, il faut pratiquement me forcer à sortir, et je ne foule le gazon mouillé qu'avec d'infinies précautions, en levant très haut les pattes, d'un air dégoûté… Je DÉTESTE l'eau, je vous dis…
Mais avec Porthos, nous avions bien d'autres manières de nous amuser : nous nous mettions chacun d'un côté de la piscine, nous nous regardions fixement, et brusquement, et TOUJOURS à la même seconde, ("Ils" n'ont jamais compris quel signal déclenchait notre départ) nous nous mettions à courir : le jeu, c'était qu'il me rattrape… C'était un véritable athlète, et il y arrivait sans peine. Alors je me couchais sur le dos, pour lui montrer qu'il avait gagné… Parfois, on nous faisait courir après un bâton : c'était toujours lui qui le ramenait, mais bon, j'avais accepté qu'il soit "chef", il fallait assumer. Quand on voulait que ce soit moi qui ramène le bâton, on le retenait par le collier, et alors je pouvais y aller… parfois même, gentiment, il acceptait que je l'aide à ramener le trophée : nous revenions alors tous deux, fiers, chacun tenant un bout du bâton entre non crocs… Ah, on en a passé de bons moments ensemble ! Quand "Ils" s'absentaient, ils nous laissaient dans la maison, au chaud. Au moment du repas, nous nous installions de chaque côté de "Lui" : il nous donnait toujours un petit bout de quelque chose, même si "Elle" rouspétait un peu, pour la forme.
Quand "Ils" partaient en voyage, tous les ans, "Ils" ne nous conduisaient pas au chenil : ils faisaient venir la "terrible" grand-mère du début, celle qui n'avait pas voulu de moi sur sa moquette… Elle descendait dans le Midi, avec sa sœur, et s'occupait de nous. Je dois dire qu'en réalité, elle n'était pas méchante du tout, elle tenait à ses affaires, c'est tout… A la maison, elle jouait avec nous, nous caressait autant que "Eux", et ne savait rien nous refuser.
Et puis, Porthos, qui avait trois ans de plus que moi, a vieilli… Il a commencé à se déplacer avec difficulté… Mais jusqu'à la fin, je l'ai laissé être le "patron", même lorsque je me suis rendu compte que j'étais devenu plus fort que lui… "Ils" l'ont aidé, se sont occupés de lui, jusqu'à ce qu'ils ne puisse plus se lever… Alors "Ils" l'ont emmené… Quand ils sont revenus, une heure après, "Lui" avait les yeux rouges, "Elle" les mâchoires serrées, et le teint plombé. A la grand-mère qui était là, "Elle" a raconté qu'elle l'avait tenu dans ses bras jusqu'au bout… Quand on a appris la nouvelle aux enfants, ils ont pleuré, c'est une partie de leur enfance qui s'en est allée avec Porthos… J'ai cherché mon compagnon pendant plusieurs jours, j'ai attendu, puis je me suis doucement habitué à son absence…
J'y ai trouvé quelques compensations à la longue : le bâton n'était que pour moi, les vestiges des repas aussi… Les enfants ont quitté la maison, la fille s'est mariée, et a heureusement choisi quelqu'un qui aime les chiens : j'ai eu un peu de mal à l'accepter au début, parce que je suis d'un naturel méfiant, mais j'ai été conquis par sa gentillesse : il me masse, me gratte, me brosse, joue avec moi… Nous sommes deux copains, David et moi… David et Goliath… "Eux" partent toujours en voyage tous les ans, c'est toujours la grand-mère qui vient me garder… Je lui fais faire ce que je veux, et je crois que malgré sa hantise des poils que je dépose un peu partout, elle m'aime beaucoup aussi…
Je n'ai plus voulu rester seul en bas la nuit, alors je suis monté dormir avec "Eux". "Ils" m'ont même mis une couverture à moi au pied du lit, pour ne pas que je salisse leurs draps, alors ! Je vous raconte pas, un Labrador ! Ménage à trois quoi ! Et après ça, "Elle" va dire qu'ils ne sont pas gaga… Mais maintenant, je suis trop vieux, je dors par terre, je ne peux plus monter sur le lit… Je ne peux même plus monter les marches d'ailleurs… Alors tous les soirs, quand "Ils" vont se coucher, "Lui" me soulève l'arrière-train, moi je fais fonctionner mes pattes avant, et on monte comme ça… Il n'y a que lorsque je sens l'heure de MON repas arriver que je retrouve un peu de vigueur : "Elle" dit que j'ai une horloge dans le ventre… Je me poste devant elle, je la fixe, d'une manière caractéristique, et hop, elle prépare la gamelle ! Et là, seulement là, je trouve encore la force de courir jusqu'à l'endroit où elle la dépose, sur la pelouse… On ne me gronde plus, même lorsqu'il m'arrive de m'oublier sur la terrasse… Je n'arrive plus à bien me contrôler, que voulez-vous… "Elle" jette un seau d'eau, et me dit que ce n'est pas grave… C'est le privilège de l'âge…
Le reste du temps, je reste couché, je les surveille du coin de l'œil… J'ai quelques endroits "stratégiques" d'où je peux voir ce qui se passe un peu partout, de la cuisine au salon… Et si je ne peux plus trop me déplacer, ce sont "Eux" qui viennent à moi… Ils ne passent pas à proximité sans me gratouiller ou me dire quelque chose de gentil… C'est comme ça que je termine ma vie tranquillement, sans souffrir, entouré d'amour… Et quand le moment sera venu, je sais que je fermerai les yeux tout contre "Elle", comme dans la voiture, quand ils m'ont emmené la première fois. Ils ne m'oublieront pas, comme ils n'ont pas oublié Porthos… "Ils" auront toujours des chiens… Un autre viendra après moi, un que je ne connais pas… Mais à celui-là, je dis, "Bienvenue, Collègue, la maison est bonne…".
Mise à jour
Aujourd'hui, 25 avril 2007, je me suis endormi paisiblement dans les bras de ma maîtresse, sous ses caresses et ses mots de réconfort... J'avais 15 ans et demi... J'ai retrouvé avec joie mon compagnon Porthos au paradis des chiens, et nous y avons repris ensemble nos galopades effrénées, pour l'éternité...
Aimable contribution de Mogador833